CHAPITRE V

L’Enfant Merlin

Lorsque Notre Seigneur descendit aux Enfers pour en libérer ceux qui avaient mérité d’être sauvés, il y eut un grand désarroi chez les démons. Ils se réunirent et se dirent entre eux : « Qui est donc cet homme qui a transgressé nos lois, qui a brisé nos défenses rien que par le son de sa voix, qui a pénétré nos secrets les plus profonds et qui a agi selon sa seule volonté ? Nous n’avions jamais imaginé qu’un homme né d’une femme pût échapper à notre emprise et nous défier de cette façon. Or celui-ci est tel que nous n’avons aucun pouvoir sur lui et qu’il nous torture et nous écrase de toute sa force. » Et les démons se lamentaient, perdant toute confiance. Ils savaient désormais que les humains pouvaient leur échapper s’ils écoutaient les paroles de ce Jésus le Nazôréen qui était mort sur la croix et qui avait ressuscité le troisième jour, pour la plus grande gloire de Dieu. Et, de tous les démons, le Prince des Ténèbres n’était pas le moins affligé. Il avait beau tourner et retourner dans sa tête les données du problème, il ne trouvait aucune solution. Fallait-il donc laisser faire et demeurer éternellement dans cette effrayante solitude qui était celle des Enfers ? Il y eut de nombreuses conférences, de multiples débats, mais cela ne déboucha sur rien d’autre que des paroles sans effet.

Un jour, cependant, il arriva que l’un des démons, qui avait une certaine expérience, car il avait beaucoup voyagé dans le monde, s’adressa à ses compagnons en ces termes : « Si ce Jésus, qui est né d’une femme, a pu échapper à notre emprise et libérer les humains de notre pouvoir, pourquoi l’inverse ne serait-il pas réalisable ? Ne serait-il pas possible d’envoyer parmi les hommes une créature à nous, également née d’une femme, qui leur parle de nous et leur vante notre intelligence, nos prouesses, notre manière d’agir, et qui ait, comme nous, le pouvoir de connaître tout ce qui a été dit et fait dans le monde depuis le commencement des temps ? Si nous avions un tel homme, qui nous soit dévoué et qui aurait ce pouvoir qui est le nôtre, qui vivrait sur la terre, qui parlerait le langage des hommes, il pourrait nous aider à les tromper. Ainsi serait rétablie notre supériorité, et l’action de ce Jésus serait effacée de nos mémoires en même temps que notre humiliation. »

L’idée plut grandement aux démons assemblés. Ils dirent tous d’un commun accord : « Quelle belle chose ce serait en effet que de créer un tel homme ! Il aurait toute notre confiance et nous servirait dans tous nos desseins ! » Le Prince des Ténèbres demanda à chacun de donner son avis. L’un des démons dit : « Je n’ai pas le pouvoir de féconder une femme et de procréer, mais je connais une femme qui parle et qui agit exactement comme je le veux, car je me suis substitué à sa volonté. » Un autre fit remarquer : « Parmi les nôtres, il doit bien y en avoir un qui soit capable de prendre l’apparence d’un homme et de féconder une femme. S’il le fait en secret, aussi discrètement que possible, il n’y a pas de raison que cela ne réussisse pas. »

C’est ainsi que fut prise la décision d’engendrer un homme capable de séduire les autres hommes. Après quoi, les démons se séparèrent et s’en allèrent aux quatre coins du monde. Celui qui, comme il l’avait dit, tenait une femme sous sa coupe se rendit aussitôt dans l’endroit où elle habitait, c’est-à-dire dans le pays qu’on appelle aujourd’hui Carmarthen. C’était l’épouse du roi des Démètes[51], qui possédait de grands biens et de grands troupeaux. À force de parler à la femme, le démon lui faisait faire tout ce qu’il désirait. Elle finit même par dire qu’elle vouait au diable tout ce qu’elle et son mari pouvaient avoir de richesses. Le démon ne perdit pas son temps. Il se rendit dans les champs où paissaient les brebis du mari et en fit mourir un grand nombre. Une autre fois, il vint trouver la femme et lui demanda comment il pourrait perdre son mari. Elle lui répondit que le plus sûr moyen était de faire disparaître tous les biens du mari. Ainsi se mettrait-il en fureur et accomplirait-il quelque mauvaise action qui le perdrait à tout jamais.

Le démon retourna donc mettre à mort une partie du troupeau du mari. Quand celui-ci apprit qu’un mal inexplicable frappait ses bêtes, il entra dans une grande colère. Mais ce n’était pas suffisant : la nuit suivante, le démon recommença son œuvre de destruction, s’attaquant cette fois à deux chevaux que possédait le roi des Démètes. Lorsque, le lendemain, le seigneur fut informé des dégâts, il ne put plus contenir sa fureur : il prononça des paroles insensées, déclarant qu’il vouait au diable tous les biens qui lui restaient encore. Le démon en fut tout joyeux. Il redoubla ses coups, et, pour le ruiner encore davantage, cette fois, il lui tua toutes ses bêtes. Rempli de désespoir, le roi s’enfuit loin de toute présence humaine, et le démon sut alors qu’il ferait de lui tout ce qu’il voudrait. Le roi avait un fils et deux filles qu’il aimait tendrement. Et le démon vint auprès du fils qui dormait paisiblement, et, sans plus s’attarder, il l’étrangla. Au matin, on découvrit l’enfant mort, et quand le roi eut appris cela, il céda à la colère et au désespoir, reniant Dieu et se livrant entièrement au diable. Alors, le démon vint trouver la femme grâce à laquelle il était parvenu à ses fins. Il l’encouragea à monter sur un coffre, dans son cellier, et à passer une corde à son cou, puis à repousser le coffre et à s’étrangler. On la retrouva donc morte. Et quand le roi apprit qu’il avait perdu sa femme en plus de son fils, il en éprouva une telle douleur qu’il tomba malade et mourut quelques jours plus tard.

La nouvelle de cette tragédie se répandit dans tout le pays et causa surprise et émotion. Désormais, de cette famille royale, il ne restait plus que deux jeunes filles, très belles et de bonne éducation, mais qui se trouvaient exposées à tous les dangers. Le démon le savait et s’en réjouissait, bien décidé à tout tenter pour que l’une d’elles pût devenir la mère de cet enfant tant désiré par les esprits infernaux. Il jeta son dévolu sur l’aînée, mais, pour l’atteindre de façon plus certaine, il préféra utiliser des moyens détournés. Il avait à sa dévotion un jeune homme à qui il faisait accomplir tout ce qu’il voulait, et il envoya celui-ci rôder autour de la plus jeune, qu’il sentait la plus faible et la plus malléable. Le jeune homme s’acquitta fort bien de sa mission, car après quelques semaines de cour assidue, il eut raison de sa vertu et l’entraîna dans les pires débauches qui se puissent concevoir.

La sœur aînée fut très attristée par le comportement de la cadette, et cela s’ajoutait au chagrin qu’elle ressentait de la mort de ses parents et de son jeune frère. Elle était sage et avisée, parfaitement consciente de la situation dans laquelle elle se trouvait, et bien décidée à montrer qu’elle était fille de roi. Et comme elle connaissait un prêtre de bonne réputation, du nom de Blaise, elle alla lui exposer ses craintes et lui demander conseil. Blaise la réconforta du mieux qu’il put, lui assurant qu’il ne pouvait rien arriver de fâcheux à quiconque avait le cœur pur. Et Blaise, qui voyait dans quel trouble se trouvait la jeune fille, lui parla ainsi : « Mon amie, tout ce qui a frappé ta famille est le résultat des coups de l’Ennemi. Il est certain que le diable rôde autour de toi pour essayer de t’abattre, toi aussi. Mais si tu as confiance en moi, je te donnerai les moyens de te protéger contre toutes ses entreprises. Certes, les ruses de l’Ennemi sont innombrables et imprévisibles. Crois-tu au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? Crois-tu que ces trois personnes ne font qu’une en Dieu et que Notre Seigneur est venu sur cette terre pour nous indiquer le chemin qui mène vers la lumière ? » La jeune fille répondit : « Oui, je crois tout cela et je le croirai jusqu’à ma mort, tout comme je crois que Notre Seigneur est le maître et le roi de ce monde. Je le supplie donc de me garder des ruses du diable. »

« Ma chère fille, dit encore le prêtre, si telle est ta croyance, ni le diable, ni les démons, ni quelque autre puissance maligne ne pourront rien contre toi. Mais je t’en prie : ne te mets jamais en colère, car c’est de préférence lorsqu’un homme ou une femme s’abandonne à une violente colère que le diable s’insinue dans l’âme et dans le corps. Et, de plus, avant d’aller dormir, fais toujours sur toi le signe de la croix, et prends garde qu’il y ait toujours une lampe allumée là où tu dors. Car le diable ne se plaît que dans l’obscurité, il déteste la lumière et ne vient guère rôder là où elle brille. » La jeune fille retourna chez elle, réconfortée et déterminée à suivre point par point ce que lui avait dit le prêtre. Elle mena ainsi pendant longtemps une vie paisible et réglée. Personne ne put la séduire, et jamais le diable n’entendit dire qu’elle avait commis une mauvaise action.

Cependant, tout cela faisait partie de son plan. Il lui envoya d’abord une vieille femme qui avait mené une vie dissolue et qui obéissait toujours à ses ordres. Au cours de la conversation, cette femme lui parla ainsi : « Que c’est triste de penser qu’un corps aussi beau que le tien ne trouve pas de plaisir entre les bras d’un homme… Non, vraiment, je ne te comprends pas : tu es riche, de bonne éducation, tu es plus belle et plus plaisante que ta propre sœur, et tu n’as même pas d’ami cher avec qui partager tes nuits. Si tu savais la joie que nous avons, nous les autres femmes, lorsque nous sommes en compagnie de nos amis ! Il ne faut pas attendre la vieillesse pour profiter des attraits que la nature nous a octroyés. J’aurais préféré, quant à moi, n’avoir pas de pain à manger plutôt que de me priver d’un homme, et je te plains de ne pas connaître de tels plaisirs ! » Ce discours ébranla quelque peu la jeune fille. La nuit venue, au moment d’aller dormir, elle se déshabilla, se mit toute nue et contempla son beau corps, pensant que la vieille avait peut-être raison. Mais, avant de se coucher, elle prit bien soin d’allumer sa lampe et de faire le signe de la croix sur elle. Et le lendemain, elle alla tout raconter au prêtre Blaise. Celui-ci lui expliqua que le diable ne s’avoue jamais vaincu et qu’il faut toujours lutter contre ses ruses, jour et nuit, sans jamais désespérer. La jeune fille revint chez elle, soulagée et bien décidée à ne jamais plus se laisser aller à des pensées aussi troubles que celles qui l’avaient envahie le soir précédent.

C’est alors que le démon décida d’agir. Il fit en sorte que la sœur cadette, celle qui vivait dans la débauche, vînt lui rendre visite en compagnie de jeunes gens qui ne valaient pas mieux qu’elle. Quand elle vit sa cadette, l’aînée ne put s’empêcher d’être saisie par la colère : « Ma sœur, dit-elle, tu ne devrais pas venir sous ce toit, du moins tant que tu ne changeras pas de conduite. Quand on apprendra que je t’ai reçue, on croira que je t’approuve et on m’en blâmera ! » La cadette sentit la fureur l’envahir. Elle répondit vivement à sa sœur qu’après tout la maison était autant à elle-même qu’à celle qui l’occupait et qu’elle faisait partie de leur héritage à toutes deux. Et, toisant fièrement son aînée, elle ajouta que sa conduite à elle était encore plus détestable, car il était visible qu’elle aimait le prêtre Blaise d’un amour coupable, et que, sans aucun doute, selon les lois en usage, elle serait conduite sur le bûcher pour ce crime abominable. Quand elle entendit ces accusations, l’aînée redoubla de colère et ordonna à l’autre de quitter les lieux immédiatement. Mais la cadette refusa : « Je suis ici chez moi ! » dit-elle. Alors l’aînée la saisit par les épaules et voulut la mettre dehors, mais les jeunes gens qui l’accompagnaient se mirent à la battre cruellement en lui débitant les pires injures. Et quand ils furent lassés de la frapper, elle s’échappa et courut s’enfermer dans sa chambre.

Là, elle se mit à pleurer de tout son cœur dans l’obscurité, se remémorant la mort de son frère, de sa mère et de son père, et la triste situation dans laquelle elle se trouvait, et sa colère redoublait quand elle pensait à sa sœur. Enfin, brisée de fatigue et d’émotions, elle s’endormit sans avoir tracé sur elle le signe de la croix ni avoir allumé la lampe à son chevet.

C’est bien ce qu’attendait le démon, et il avait tout mis en œuvre pour qu’elle en arrivât là. Il avait fait venir un de ses compagnons qui pouvait prendre la forme d’un homme ; il lui dit que le moment était propice et qu’il ne s’en trouverait pas de meilleur pour accomplir le dessein qu’ils s’étaient fixé. L’autre prit donc la forme d’un homme à l’intérieur de la chambre où dormait la jeune fille et, sans plus tarder, il commença ses manœuvres et finit par la connaître charnellement.

Le lendemain matin, quand elle se réveilla, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas allumé la lampe et qu’elle ne s’était pas signée. De plus, elle sentait bien que quelque chose n’était plus comme avant. Elle se leva en hâte, persuadée qu’il y avait quelqu’un dans la chambre. Mais elle ne vit personne. Elle alla jusqu’à la porte : celle-ci était fermée de l’intérieur. Elle comprit alors que le diable l’avait abusée, et, une fois habillée, elle se précipita chez le prêtre Blaise pour lui raconter ce qui était arrivé. « J’étais tellement en colère, dit-elle, que j’ai oublié de me signer comme j’ai oublié d’agir selon vos recommandations. Je me suis donc couchée tout habillée, sans allumer la lampe, et dans cet état de fureur. Or voici qu’à mon réveil je me suis rendu compte que j’avais été déshonorée, que je n’étais plus vierge. Alors j’ai fouillé ma chambre, mais en vain, et je me suis même assurée que la porte était bien fermée. Je jure que cela s’est passé comme je l’ai dit : j’ai été abusée par le diable et je vous supplie, saint homme, de me venir en aide et de sauver mon âme, même si je dois être suppliciée dans mon corps. »

Le prêtre Blaise fut fort surpris de ce que disait la jeune fille, car il n’avait jamais rien entendu de tel. « Mon amie, dit-il, tu es possédée par le démon et il est encore en toi. Comment puis-je alors écouter ta confession et te donner une pénitence ? Je suis persuadé que tu mens, car jamais femme ne perdit sa virginité de la façon que tu dis, sans savoir qui est le coupable, ou du moins sans le voir. Voudrais-tu me faire croire qu’une telle chose t’est arrivée durant ton sommeil ? » La jeune fille répondit : « Dieu me sauve et me préserve de tous les maux ! Je vous jure sur mon salut éternel que je dis la vérité ! » Fortement ébranlé par l’accent de sincérité qui émanait des paroles de la jeune fille, et ému par sa douleur, le prêtre Blaise tenta de la consoler du mieux qu’il pût. Mais il lui dit qu’il ne lui donnerait l’absolution que lorsqu’il aurait la certitude que tout s’était passé ainsi qu’elle l’avait dit. Et il renvoya la jeune fille chez elle en lui ordonnant de garder le silence sur cette affaire.

Pendant les semaines qui suivirent, la jeune fille mena une vie exemplaire et ne cessa de prier longuement, tant au cours de la journée que le soir, avant qu’elle ne s’endormît. Le démon qui l’avait ainsi tourmentée comprit qu’il l’avait bel et bien perdue, car jamais il ne pourrait plus rien sur elle, et il fut très chagriné par cet échec. La jeune fille vécut ainsi jusqu’au moment où il lui fut impossible de dissimuler son état : car elle grossissait et s’arrondissait, si bien que les femmes qui la servaient s’en aperçurent et lui dirent qu’elle était enceinte. Elle leur répondit que c’était vrai. Mais quand elles lui eurent demandé de qui elle était enceinte et qu’elle eut répondu qu’elle ne le savait pas, elles s’écrièrent : « Faut-il que vous ayez couché avec tant d’hommes pour ne pas savoir qui est le père ! » Elle leur dit alors : « Que Dieu me refuse d’accoucher si j’ai eu consciemment des rapports avec un homme ! » À ces mots, les femmes se signèrent et dirent tristement : « Voilà qui est chose impossible. Cela n’est arrivé à aucune femme, à toi pas plus qu’aux autres. C’est sans doute que tu aimes en secret celui qui est responsable de ta grossesse et que tu veuilles le protéger. Car la loi est formelle : quand les juges sauront ton état, tu devras ou périr sur le bûcher, avec ton amant si on le retrouve, ou bien tu devras devenir prostituée, vendant ton corps à ceux qui te paieront ! » La jeune fille fut effrayée par ce que disaient les femmes. Elle leur dit encore : « Que Dieu sauve mon âme, aussi vrai que je n’ai jamais vu ni connu celui qui m’a mise dans cet état ! » Et quand les femmes furent parties, elle s’en alla tout raconter au prêtre Blaise.

Le prêtre ne put plus douter de la réalité : la jeune fille était enceinte. De plus en plus surpris, il se fit confirmer la nuit et l’heure où l’événement s’était produit. Puis, après avoir longuement réfléchi, il lui dit : « Ne crains rien : quand cet enfant que tu portes naîtra, je saurai bien si tu me dis la vérité. Si tout s’est passé comme tu le dis, il faut avoir confiance en Dieu, car tu n’es pas responsable de cet acte et Dieu ne peut que te sauver de la mort. Certes, tu devras vivre des moments pénibles, car lorsque les juges apprendront l’affaire, ils commenceront par saisir tes biens et te donneront à choisir entre mourir ou devenir prostituée. Ne perds pas courage, et dès qu’on viendra pour t’emprisonner, fais-moi immédiatement prévenir pour que je puisse venir à ton aide. »

Effectivement, quand les juges arrivèrent dans le pays, ils entendirent parler de cette femme qui était enceinte et qui prétendait n’avoir jamais connu d’homme, et ils la firent comparaître devant eux. Mais elle fit prévenir le prêtre Blaise qui se hâta d’aller à l’audience. D’ailleurs, les juges le citèrent comme témoin. « Seigneur, lui demandèrent les juges, penses-tu vraiment qu’une femme puisse être enceinte sans jamais avoir connu d’homme ? » Blaise leur répondit : « Je ne vous dirai pas tout ce que je sais, du moins maintenant, mais je peux vous demander, si vous jugez que mes paroles sont sages, de ne pas livrer cette femme au supplice tant qu’elle est enceinte. Ce ne serait ni raisonnable ni juste, car cet enfant ne mérite pas la mort puisqu’il n’a commis aucune faute et n’a pas participé au péché de sa mère. Si vous le livrez au supplice, vous pourrez être sûrs que vous avez tué un innocent. » Les juges approuvèrent ce conseil et décidèrent que la jeune fille serait gardée dans une tour jusqu’au moment où serait sevré l’enfant à qui elle donnerait naissance. Et quand elle fut enfermée dans la tour, entourée de femmes pour la garder, le prêtre lui dit, par la fenêtre : « Quand ton enfant sera né, fais-le baptiser au plus tôt, et envoie-moi chercher lorsqu’on te fera sortir d’ici pour te conduire au bûcher. »

C’est ainsi que la jeune femme resta plusieurs mois dans la tour. Rien ne lui manquait, car les juges lui avaient procuré tout ce qui était nécessaire et l’avaient confiée aux femmes qui étaient enfermées avec elle. Elles restèrent donc toutes dans la tour jusqu’au moment où naquit l’enfant, selon la volonté de Dieu. Et, dès qu’il ouvrit les yeux et la bouche, l’enfant posséda l’intelligence et le pouvoir du diable. C’était à juste titre, puisque c’était le diable qui l’avait engendré. Mais le diable avait quand même commis une erreur : il n’avait pas prévu que la mère de l’enfant se tournerait vers Dieu et que, de ce fait, la mère et l’enfant lui échapperaient. L’enfant reçut donc, comme l’avait prévu le diable, la faculté et le pouvoir de connaître tout ce qui avait été dit et fait dans le passé. Mais, parce que la mère avait refusé toute compromission avec l’Ennemi, Dieu accorda à l’enfant la faculté et le pouvoir de connaître ce qui serait dit et fait dans les temps à venir.

Lorsque les femmes reçurent le nouveau-né dans leurs bras, elles furent très effrayées, car l’enfant était très fort et plus velu que tous les autres enfants qu’elles avaient pu voir à leur naissance. Elles le présentèrent à la mère qui dit simplement : « Cet enfant me fait peur. » Et elle fit aussitôt un grand signe de croix. Puis elle ajouta : « Prenez l’enfant, faites-le sortir et faites en sorte qu’il soit baptisé le plus vite possible. » Les femmes demandèrent : « Quel nom veux-tu lui donner ? » La mère répondit qu’elle voulait qu’il portât le nom de son propre père, à elle, et qui était Merlin.

Ainsi fut baptisé Merlin, et on le rendit à sa mère qui le nourrit avec beaucoup de tendresse. Elle l’allaita pendant neuf mois pleins, et à cet âge l’enfant paraissait avoir un an. Et quand il eut dix-huit mois, on aurait dit qu’il avait trois ans. Alors les femmes dirent à la mère : « Nous allons maintenant partir rejoindre nos familles, car la mission dont on nous avait chargées est terminée. » La jeune femme comprenait bien que c’en était fini pour elle et qu’on viendrait la chercher pour la conduire sur le bûcher maintenant que son enfant pouvait être sevré. Elle se mit à pleurer et, prenant l’enfant dans ses bras, elle s’approcha d’une fenêtre en murmurant : « Cher fils, je vais mourir à cause de toi et sans l’avoir mérité. Personne ne sait en effet comment tu as été engendré et personne ne peut ou ne veut me croire quand je dis la vérité à ce sujet. Hélas ! il me faudra donc mourir dans le feu… » Alors l’enfant regarda sa mère, ouvrit la bouche et dit très distinctement : « Chère mère, je t’en prie, ne crains rien. Je ne serai en aucun cas responsable de ta mort. »

Quand elle entendit son fils parler ainsi, la mère fut très effrayée. Elle appela les femmes et leur raconta ce qui venait d’arriver. Mais elles ne la crurent pas. Alors la mère prit l’enfant dans ses bras et demanda aux femmes de la menacer pour voir la réaction qu’aurait l’enfant en les entendant ainsi parler. Elles dirent : « Quel malheur qu’une si belle femme que toi soit brûlée à cause de cette créature ! Il aurait mieux valu qu’il ne naisse pas ! » L’enfant dit alors : « Vous mentez. C’est ma mère qui vous a demandé de prononcer ces paroles. » Les femmes étaient abasourdies. « Ce n’est pas un enfant, se disaient-elles, c’est sûrement un démon ! » Et elles se mirent à lui poser quantité de questions. « Taisez-vous et laissez-moi tranquille, s’écria Merlin, vous voyez bien que vous m’ennuyez. Vous êtes plus insensées et chargées de péchés que ma mère ! » Évidemment, les femmes étaient furieuses de se voir traitées ainsi, et elles étaient de plus en plus persuadées que l’enfant était un diable. Elles se répandirent partout en racontant ce qu’elles avaient vu et entendu. Les juges décidèrent qu’il était grand temps de supplicier la mère. Le jour fut donc fixé, et il ne restait plus que quelques jours avant le délai fatal. La mère y songeait sans cesse et ne savait comment échapper à son destin. À la fin, elle ne put plus retenir ses larmes. Alors, les gens qui la gardaient aperçurent le jeune Merlin qui déambulait dans la tour éclater d’un grand rire qui leur donna le frisson. « Comment ? dirent-ils à Merlin, tu ris méchamment parce que ta mère sera bientôt brûlée à cause de toi. Maudit sois-tu et maudite soit l’heure de ta naissance ! Il faut que tu sois vraiment un démon pour te réjouir du sort de cette malheureuse ! » Mais au lieu de leur répondre, l’enfant Merlin se mit à rire de plus belle.

Au jour fixé, la jeune mère fut extraite de la tour et conduite devant les juges. Elle était venue avec son enfant sur les bras. Les juges demandèrent aux femmes qui avaient gardé la mère de Merlin dans la tour s’il était vrai que l’enfant parlait. Elles racontèrent aux juges exactement ce qui s’était passé, mais les juges, tout surpris, déclarèrent qu’il lui en faudrait savoir beaucoup plus s’il voulait sauver sa mère. Puis ils demandèrent à celle-ci de se préparer au supplice. « Seigneur, dit-elle, j’aimerais auparavant m’entretenir avec mon confesseur. » On le lui accorda volontiers. Le prêtre Blaise se trouvait là, en effet, car il avait été prévenu. La jeune femme s’en alla dans une pièce retirée en compagnie de Blaise, laissant Merlin parmi la foule assemblée. Chacun essayait de faire parler l’enfant, mais il se contentait de regarder tout le monde avec indifférence.

Quand sa mère revint, Merlin retourna dans ses bras. Alors les juges firent une dernière tentative : « Femme, dis-nous quel est le père de cet enfant. Prends bien garde de ne nous rien cacher. » La jeune femme répondit : « Sur mon salut, je jure que je n’ai jamais vu ou connu le père de cet enfant, et que je n’ai jamais été dans une telle intimité avec un homme pour en devenir enceinte. » Les juges délibérèrent, puis ils interrogèrent les femmes qui avaient été dans la tour, leur demandant si elles croyaient qu’une telle chose fût possible. Elles ne purent que confirmer qu’une telle chose était impossible. Les juges revinrent alors devant Merlin et sa mère. « Rien ne s’oppose plus à ce que justice soit faite. »

À ce moment, Merlin sauta des bras de sa mère et bondit devant les juges. Il s’écria avec véhémence : « Ce n’est pas de sitôt que ma mère sera mise à mort ! Si l’on mettait à mort tous ceux et toutes celles qui ont eu des relations charnelles avec d’autres personnes que leur épouse ou leur mari, il faudrait brûler au moins les deux tiers de ceux qui sont présents. Je connais bien leurs secrets et, si je le voulais, je pourrais les leur faire avouer, quand bien même ce serait déplaisant à entendre pour certains. Il y en a ici qui ont fait pis que ma mère. Elle n’est pas coupable, et si vous ne me croyez pas, demandez son avis au prêtre auquel elle vient de se confesser. »

Quand il fut interrogé, le prêtre répéta mot pour mot tout ce que la mère de Merlin lui avait dit. Les juges lui demandèrent alors s’il croyait vraiment que tout s’était passé comme elle le prétendait. Blaise l’affirma haut et fort, puis il ajouta : « Je lui ai assuré que justice lui serait rendue et qu’elle ne devait pas perdre confiance. Elle vous a expliqué elle-même comment elle fut séduite pendant son sommeil, dans sa chambre dont la porte était fermée de l’intérieur. Certes, c’est un véritable prodige que la naissance de cet enfant. Mais si cette femme ne peut s’en expliquer, c’est probablement parce qu’il n’y a rien à comprendre. » Alors Merlin prit la parole : « De plus, seigneur prêtre, tu as soigneusement noté la nuit et l’heure où j’ai été engendré, et il est facile de savoir l’heure et le jour où je suis né. On peut donc vérifier ce que dit ma mère. » Le prêtre répondit : « Assurément, mais je me demande d’où te vient une telle science, car tu parais en savoir beaucoup plus que nous tous. »

On fit venir les femmes qui avaient vécu dans la tour avec la mère de Merlin. Devant les juges, elles firent le compte exact de la durée de la grossesse de la mère, de la conception de l’enfant à l’accouchement. On compara ce qu’elles disaient avec ce qu’avait noté Blaise : on en arrivait au même résultat. On put voir que les assistants étaient fort impressionnés. Mais l’un des juges n’en voulait rien savoir : « Cette femme n’en est pas quitte pour autant. Il faut qu’elle nous dise qui t’a engendré, qui est ton père ! » L’enfant se mit en colère et, d’une voix très grave pour son âge, il s’écria : « Je connais mieux mon père que toi le tien, et ta mère sait mieux qui t’a engendré que ne le sait la mienne à mon propos ! » Le juge fut stupéfait de cette intervention : « Si tu as une accusation à formuler contre ma mère, dit le juge, je l’examinerai. »

Merlin lui dit gravement : « Je peux au moins te dire que, si tu la condamnais à mort, elle mériterait mieux que ma mère ce châtiment. Je veux que tu acquittes ma mère, car elle n’est pas coupable de ce dont on l’accuse, et elle a dit toute la vérité lorsqu’elle a raconté comment j’avais été engendré. Si tu ne l’acquittes pas, j’obligerai bien ta mère à avouer toute la vérité en ce qui te concerne. » Le juge était de plus en plus irrité par les paroles impertinentes de l’enfant, et qui étaient en fait une véritable accusation portée contre sa mère. Il dit : « Merlin, s’il en est comme tu le prétends, ta mère échappera au bûcher, mais attention, si tu ne peux apporter la moindre preuve contre ma mère, si donc la tienne n’est pas acquittée, tu seras brûlé avec elle. » Merlin lui répondit qu’il acceptait l’épreuve. Et l’on fixa un délai de quinze jours pendant lesquels le juge fit soigneusement garder Merlin et sa mère tandis qu’il envoyait des messagers dans son pays pour faire venir sa propre mère.

Au jour dit, la mère du juge arriva et on fit sortir Merlin et sa mère pour les faire comparaître devant tout le peuple assemblé. Le juge prit la parole : « Merlin, voici ma mère contre laquelle tu dois formuler ton accusation et apporter les preuves de ce que tu avances. Tu peux lui dire tout ce que tu veux. » Merlin se mit à rire, puis il s’adressa au juge, à voix basse : « Tu n’es pas aussi sage que tu le penses. Es-tu devenu fou pour faire débattre de tout cela devant la foule ? Emmène donc ta mère dans cette maison à l’écart, et prends avec toi deux hommes en qui tu as confiance et qui serviront de témoins. Pour ma part, je désire que vienne avec moi le confesseur de ma mère. » Le juge, frappé par la sagesse de l’enfant, dit qu’il acceptait. Merlin et le juge se retirèrent dans la maison. Le juge avait demandé à deux de ses amis, parmi les plus honorables, de venir l’assister. Et le prêtre Blaise accompagna l’enfant Merlin. « À présent, dit le juge, tu dois aller jusqu’au bout : dis ce que tu veux à ma mère afin de disculper la tienne ». Merlin lui répondit : « Je ne veux pas défendre injustement ma mère au détriment de quelqu’un d’autre, mais seulement faire triompher le bon droit de Dieu et le sien. Encore une fois, et avant d’aller plus loin, je veux que tu saches que ma mère n’a pas mérité le châtiment que vous voulez tous lui infliger. Fais en sorte qu’elle soit acquittée et renonce à enquêter sur ta propre mère. » Mais le juge n’en voulait rien savoir : « Tu ne t’en sortiras pas ainsi, dit-il, il faut que tu en dises davantage. » Merlin le regarda droit dans les yeux. « Tu te repentiras de ton obstination, mais puisque tu le veux, je vais parler. Tu veux faire brûler ma mère parce qu’elle m’a mis au monde sans savoir qui m’avait engendré, mais si je le voulais, elle saurait mieux dire qui est mon père que toi nommer le tien. Et ta mère sait mieux de qui tu es le fils que la mienne, qui ne pourrait encore le dire. » Le juge se tourna vers sa mère et la pria de répondre : « Cet enfant débite des folies », dit-elle. Le juge insista : « Ma mère, ne suis-je pas le fils de votre époux légitime ? » La mère répondit : « Bien sûr que si. » C’est alors que Merlin prit la parole : « Dame, il te faut dire la vérité, même si cette vérité t’en coûte beaucoup. Car si tu ne la dis pas maintenant, ton fils aura toujours des doutes et il en concevra de l’amertume envers toi. » La dame se mit en colère et s’écria : « La vérité ! mais je l’ai dite, la vérité, maudit démon qui vient tourmenter les honnêtes gens et leur raconter des balivernes ! » Merlin insista : « Dame, tu sais très bien qu’il n’est pas le fils de celui qu’il croit. » La mère du juge commençait à être inquiète. « Et de qui est-il le fils ? » demanda-t-elle.

« Tu sais bien qu’il est le fils du prêtre de ton église. Et je vais t’en donner la preuve : la première fois que tu as couché avec lui, tu lui as dit que tu avais peur qu’il ne te fasse un enfant. Il t’a répondu que cela ne se produirait pas, et que d’ailleurs, chaque fois que vous coucheriez ensemble, il noterait soigneusement le jour et l’heure. En fait, il craignait que tu pusses le tromper avec un autre homme, d’autant plus qu’à cette époque tu étais brouillée avec ton mari. Lorsque l’enfant a été conçu, tu n’as pas tardé à te plaindre d’être enceinte. » Le juge n’en croyait pas ses oreilles. « Est-ce vrai, ma mère ? » demanda-t-il. « C’est un tissu de mensonges et d’inepties ! » s’écria-t-elle. « Mais je n’ai pas terminé, dit Merlin. Voici donc comment les choses se sont passées : quand tu t’es aperçue que tu étais enceinte, tu as demandé au prêtre de te réconcilier avec ton mari avant qu’il ne remarque ton état. Le prêtre est allé le trouver et a su si bien l’entortiller que vous vous êtes effectivement réconciliés et que vous avez couché ensemble. Il a donc cru que l’enfant était de lui, comme le croient la plupart des gens. Et ton fils, ici présent, en est lui-même persuadé. Mais par la suite, le prêtre et toi, vous avez continué votre manège, et vous le continuez encore. La veille même de ton départ, tu as couché avec le prêtre et, au matin, il t’a accompagnée un bout de chemin en te recommandant de faire très exactement la volonté de votre fils, car il sait très bien, lui, d’après ce qu’il a noté, que l’enfant était de lui. »

Merlin se tenait droit devant le juge et sa mère. Celle-ci tremblait de tous ses membres, et elle dut s’asseoir, tant l’angoisse la tenaillait. « Ma chère mère, dit le juge, qui semblait très ému, ma chère mère, quelle que soit la vérité, je te conjure de la dire. Est-ce que cet enfant a dit vrai ? » La mère du juge se mit à pleurer : « Mon fils, murmura-t-elle péniblement, mon fils, je te conjure de m’accorder ta pitié. Je ne peux plus te le cacher : il en a été comme cet enfant l’a dit. » Le juge se tourna alors vers Merlin : « Il n’est donc pas juste que je punisse ta mère quand je ne punis pas la mienne. Merlin, je te demande, au nom de Dieu, et afin que je puisse vous disculper devant le peuple, ta mère et toi, qui donc est ton père ? »

« Je vais te le dire, et plus par amitié pour toi que par crainte de l’autorité que tu représentes. Apprends donc que je suis le fils d’un démon qui a séduit ma mère pendant son sommeil et qui l’a engrossée sans qu’elle ne s’en rendît compte. Apprends également que les démons de cette sorte sont appelés Incubes et qu’ils habitent dans les airs, toujours prêts à s’unir avec une femme lorsque celle-ci leur plaît ou qu’ils obéissent à un ordre venu des Enfers. Ce démon incube qui est mon véritable père m’a donné l’intelligence des choses qui ont été dites ou faites dans le passé, et Dieu m’a confirmé ce pouvoir : c’est pourquoi j’ai pu te révéler la vie qu’avait menée ta mère. Mais Notre Seigneur, pour récompenser la vertu de ma mère, son sincère repentir et son obéissance aux commandements, m’a octroyé également le don de connaître en partie ce qui se passera dans les temps à venir. Je vais même t’en donner une preuve. » Merlin emmena le juge à l’écart, et il reprit à voix basse : « Ta mère va aller raconter ce que j’ai dit au prêtre qui t’a engendré. Le fait que tu connaisses son secret lui causera une telle frayeur qu’il voudra prendre la fuite. Or, le diable, dont il a toujours été le zélé serviteur, le conduira près d’une rivière où il se noiera. Je peux ainsi te démontrer que je connais l’avenir.

Le juge dit à Merlin : « Si ce que tu m’as prédit se révèle exact, je t’assure que j’aurai toujours confiance en toi. » Ils sortirent alors de la maison, et le juge s’adressa aux autres juges et à la foule : « Cet enfant, dit-il, a sauvé sa mère du bûcher, et cela parce qu’il a dit la vérité. Que tous ceux qui le verront sachent bien qu’ils n’ont jamais vu et ne verront jamais plus sage créature ! »

Les assistants, qui étaient nombreux, manifestèrent leur joie, car ils avaient tous pris en pitié la jeune femme et son enfant et souhaitaient ardemment qu’elle fût acquittée et que le jeune enfant fût sauvé. La jeune femme serra très fort son enfant dans ses bras, versant d’abondantes larmes, tant son émotion était forte. Puis le prêtre Blaise la reconduisit dans sa maison, promettant de veiller sur elle pour qu’un aussi étrange événement ne se reproduisît plus. L’histoire raconte d’ailleurs qu’il maria bientôt la mère de Merlin avec un jeune homme de race royale, bon et généreux, et que le couple eut une petite fille à laquelle on donna le nom de Gwendydd, c’est-à-dire « Blanche Journée », afin de témoigner à la face du monde que la pureté de la mère de Merlin avait effacé toutes les ombres démoniaques et nocturnes qui avaient présidé à la conception et à la naissance de son fils.

Quant à Merlin, il demeura avec les juges, étonnant ceux-ci par la sagesse de ses propos et l’insolence qu’il mettait parfois à répondre aux questions qu’on lui posait. Le juge qui avait mené l’affaire renvoya sa propre mère dans son pays en la faisant accompagner par deux hommes de confiance, chargés de savoir si Merlin avait dit la vérité sur ses rapports avec le prêtre. Effectivement, dès qu’elle fut de retour, la femme alla trouver secrètement son amant et lui rapporta dans les moindres détails ce que l’enfant avait révélé de leurs rapports. En l’entendant, le prêtre fut terrifié et ne sut quoi répondre. Mais, persuadé que le juge le tuerait dès qu’il reviendrait, il estima qu’il devait s’enfuir, et, ayant traversé la ville, il se trouva alors au bord d’une rivière. Là, le désespoir le prit, et il se dit qu’il était préférable pour lui de mourir noyé que de se voir tué par son propre fils ou jugé et brûlé ensuite. C’est ainsi que le diable dont il avait accompli les volontés le poussa à se jeter dans la rivière et à s’y noyer. Les deux hommes que le juge avait envoyés pour suivre l’affaire le virent se noyer et prirent bien garde d’intervenir. Ils revinrent immédiatement auprès du juge et lui racontèrent tout ce qui s’était passé. Le juge fut bien surpris, car il n’avait pas cru qu’arriverait ce qui avait été prédit. Il fit part des événements à Merlin, et quand Merlin entendit l’histoire, il se mit à rire et dit : « Tu vois bien maintenant que je dis la vérité. Mais je te prie de rapporter tout cela au prêtre Blaise. » Après avoir ainsi parlé, Merlin retourna dans la maison de sa mère.

Cependant, le prêtre Blaise ne savait trop quoi penser de tout cela. Persuadé que la mère de Merlin était innocente de toute faute, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter à propos de l’étrange faculté de Merlin de connaître le passé et de prévoir l’avenir. Il y avait là, selon sa conscience, quelque chose qui appartenait au domaine du diable. Et pourtant la sagesse de l’enfant n’était pas à mettre en doute : or cette sagesse ne pouvait être l’œuvre de l’Ennemi. Blaise se mit donc à poser à Merlin des questions en apparence innocentes afin de le pousser dans ses ultimes retranchements et tenter de savoir ce qu’il en était réellement, tant et si bien que Merlin se mit presque en colère contre le prêtre. Il lui dit : « Blaise, ne cherche pas ainsi à me mettre à l’épreuve. Plus tu agiras ainsi, moins je te répondrai, et tu seras de plus en plus embarrassé. Fais plutôt ce que je demanderai et aie pleine confiance en ce que je te dirai. »

Blaise se sentait mal à l’aise devant cet enfant qui paraissait ne pas avoir d’âge, dont le corps frêle ne correspondait pas du tout avec les paroles graves qu’il prononçait. « Merlin, dit-il, je t’ai entendu dire de ta propre bouche que tu étais le fils d’un diable. Pour ma part, je te crois. Mais ne t’étonne pas de mes réticences, car j’ai peur que tu ne cherches à me tromper. » Merlin se mit à rire, comme s’il se moquait de Blaise. Il le regardait avec des yeux pleins de malice et Blaise ne pouvait plus supporter son regard. « Allons ! lui dit Merlin, c’est l’habitude des méchants de retrouver partout les défauts qui sont en eux : ils en deviennent incapables de discerner le bien lorsque celui-ci se dissimule dans une forêt de maléfices. Autrement dit, ils voient le mal partout. Je ne prétends pas que tu sois méchant, Blaise, mais à force de côtoyer les gens qui pensent et font le mal, tu as été atteint par les mêmes flèches du doute et de l’erreur. Tu m’as entendu dire que j’étais le fils d’un diable, et tu n’as aucune raison de douter de cette réalité. Mais crois-tu que le fils du diable puisse être lui-même le diable en personne ? Tu es esclave de cette absurdité qu’on répète à loisir : tel père, tel fils. Pourquoi veux-tu qu’il en soit ainsi pour tous les êtres ? C’est blasphémer que de le dire, car chaque être est responsable devant Dieu non seulement de ses actes, mais de ses moindres pensées, et quand un père est criminel, faut-il pour autant condamner son fils ? »

Blaise n’avait jamais entendu un pareil discours. « Mais, dit-il encore, un criminel est un être humain qui peut se repentir et que Dieu peut sauver s’il le mérite. Or, le diable, quel qu’il soit, n’est pas un être humain et ne peut être pardonné, ni sauvé. Je crains fort que le fils d’un diable soit un diable lui-même. » Merlin se mit encore à rire : « Décidément, tu es un beau raisonneur. Je crois qu’il me faut utiliser les mêmes raisonnements que toi. Tu m’as entendu dire que j’étais le fils d’un diable, soit. Mais tu m’as également entendu dire que Dieu m’avait donné le pouvoir et la faculté de connaître l’avenir. Sais-tu pourquoi Dieu m’a donné ce pouvoir ? Car Dieu ne fait jamais rien au hasard, même si sa volonté n’est pas comprise sur le moment. Apprends donc que Dieu m’a donné ce pouvoir parce qu’il fallait détruire le projet maléfique qui était celui des diables lorsqu’ils voulurent avoir un être humain qui soit leur messager sur la terre. Dieu, dans sa grande sagesse, a permis que je gardasse tous les dons et pouvoirs qui m’ont été transmis par mon géniteur, mais il a fait en sorte que ces dons et pouvoirs pussent servir pour le bien des hommes et l’accomplissement du grand plan divin qui prend forme depuis que le monde a été créé. Et, de plus, il m’a donné la faculté de lire dans le grand livre de l’avenir, du moins certaines pages de ce grand livre : car sache bien que seul Dieu connaît la totalité de ce qui adviendra, et que nulle créature ne peut prétendre se substituer à lui. »

Le prêtre Blaise écoutait avec admiration les paroles de l’enfant. « Sais-tu encore, continua Merlin, que le plan des diables s’est retourné contre eux ? Le vase qui reçut la semence maudite était trop pur pour leur appartenir, et la vertu de ma mère était telle que non seulement elle n’a jamais été souillée elle-même, mais elle m’a préservé du destin qui m’était dévolu. Si les démons avaient fécondé ma grand-mère, cela ne se serait pas passé de cette façon, car elle était maudite avant l’heure ; c’est à cause d’elle que des catastrophes se sont abattues sur mon grand-père, ainsi que sur le frère et la sœur de ma mère, comme celle-ci te l’a raconté. Je ne suis pas l’esclave de l’Ennemi, bien au contraire, mais un serviteur de Dieu, comme toi. Or donc, je te demande de me croire, de croire tout ce que je dirai et tout ce que je t’enseignerai au nom de Notre Seigneur. Tout ce que je te révélerai, il faudra que tu le mettes par écrit, que tu en fasses un livre, afin que la postérité en garde témoignage. Et je te raconterai d’abord qu’il y a, non loin d’ici, dans un château que l’on nomme Corbénic, une coupe d’émeraude dans laquelle a été conservé le sang de Notre Seigneur. C’est une coupe très précieuse, que peu d’êtres humains ont eu le privilège de contempler, et que le bon Joseph d’Arimathie a apportée avec lui lorsqu’il est venu d’Orient, avec toute sa famille et tous ceux qui ont la charge de veiller sur le Saint-Graal, puisque tel est le nom de cette coupe. Mais tu ne peux comprendre encore ce que je te dis. Contente-toi d’écrire l’histoire que je vais te raconter : plus tard, tu en auras le sens et l’explication, quand le moment sera venu. » Et l’enfant Merlin se mit à parler, lentement, calmement, sûrement, et le prêtre Blaise transcrivait le Haut Livre du Saint-Graal, depuis les origines jusqu’au moment où Alain, le Riche Roi Pêcheur, construisit la forteresse qui abritait la coupe sacrée.

Et quand Blaise eut fini d’écrire, sous la dictée de Merlin, celui-ci lui dit : « Maintenant, quitte cette ville et va dans la forêt. Fais-toi ermite et prie Notre Seigneur à travers les arbres et les fleurs, car ce sont des créatures comme toi. Je saurai exactement où tu seras et je viendrai te rejoindre quand il faudra que je te parle à nouveau. Car sache-le bien : j’aurai toujours recours à toi pour transmettre mon message aux hommes qui seront capables de le comprendre. Les autres considéreront cela comme un amusement, mais peu importe : ce qui doit être fait sera fait. »

Ayant ainsi parlé, Merlin disparut brusquement de la vue de Blaise sans que celui-ci pût comprendre comment cela s’était produit. Le prêtre Blaise prit donc un bâton et s’en alla vers le nord jusqu’à une forêt où il se construisit une hutte, sur un rocher, au bord d’une rivière, là où les oiseaux du ciel venaient boire l’eau pure, et où les fleurs sauvages embaumaient l’air de leurs parfums délicats. Et il médita longtemps sur les paroles de Merlin, sachant que celui-ci viendrait un jour lui révéler d’autres merveilles qu’il prendrait grand soin de transcrire pour que cela fût transmis aux générations futures.

Mais, pendant que se déroulaient ainsi ces événements, les messagers qu’avait envoyés le roi Vortigern à travers toute l’île de Bretagne afin de découvrir un enfant sans père dont le sang fortifierait les fondations de sa tour parcouraient tout le pays sans parvenir à un quelconque résultat. Ils allaient deux par deux, de ville en ville, de village en village, d’une vallée à l’autre, ils interrogeaient les habitants, prenaient conseil des vieillards, consultaient les devins et les astrologues : personne ne connaissait un enfant dont le père n’appartenait pas à la race des hommes. Finalement, deux de ces messagers en rencontrèrent deux autres et décidèrent de poursuivre ensemble leurs recherches. Or, un jour qu’ils traversaient un grand champ à l’entrée d’une ville, ils virent de nombreux enfants qui jouaient au jeu de la soule. Et parmi ces enfants se trouvait Merlin. Il aperçut les messagers, et, comme il savait les choses à venir, il comprit que ces hommes le cherchaient. Alors, il s’approcha d’un de ses camarades de jeu qu’il savait violent et fier de sa naissance, et, comme s’il s’agissait d’une maladresse, il lui donna un violent coup de pied dans la jambe. Le camarade se mit à pleurer et, dans sa souffrance mêlée de colère, il se mit à injurier Merlin et à l’appeler « fils dont on ne connaît pas le père ». Les messagers, qui avaient vu l’incident, entendirent ce que criait le garçon. Aussitôt, ils se dirigèrent vers l’enfant qui avait prononcé l’injure, et ils lui demandèrent : « Qui donc t’a frappé ? » L’enfant, à travers ses larmes, répondit : « Le fils d’une femme qui n’a jamais su qui avait engendré son enfant, et qui n’a donc jamais eu de père ! »

Quand Merlin entendit cela, il s’en vint vers les messagers. Il se mit à rire et leur dit : « Seigneurs, je suis celui que vous cherchez, celui que vous avez juré de tuer et dont vous devez rapporter le sang au roi Vortigern. » Les messagers demeurèrent stupéfaits. « Qui t’a dit cela ? » demandèrent-ils. Merlin les regarda avec insolence, une petite flamme dans les yeux : « Je le sais, dit-il, depuis que vous avez juré au roi Vortigern de me tuer, de recueillir mon sang et de le lui apporter. » Les messagers ne savaient plus quoi répondre à ce garçon qui leur dévoilait ainsi l’objet de leur mission, que personne, en dehors des douze et du roi Vortigern, ne pouvait connaître. Pourtant, l’un des quatre se hasarda à demander : « Nous suivras-tu si nous te le demandons ? » Merlin répondit : « Seigneurs, j’aurais bien peur d’être tué par vous. Mais si vous me donnez l’assurance que vous ne me ferez aucun mal, je vous suivrai et je dirai au roi pourquoi l’on retrouve sa tour écroulée chaque matin alors qu’elle était ferme et bien construite la veille au soir. » Interloqués, les messagers se dirent entre eux : « Vraiment, cet enfant tient des propos extraordinaires. Il faut qu’il appartienne au peuple des fées pour nous dire très exactement ce que nous attendons de lui. Nous commettrions un grand crime en le tuant ! Mieux vaut nous parjurer vis-à-vis du roi Vortigern et l’amener vivant auprès de lui. » Et ils ajoutèrent : « Nous te promettons solennellement de ne jamais tenter de te causer du mal, ni de te mettre à mort si tu acceptes de venir avec nous auprès du roi Vortigern. »

« Très bien, répondit Merlin. Je le ferai donc, mais à une condition, c’est que vous veniez avec moi auprès de ma mère pour lui demander la permission de partir avec vous. » Les messagers lui dirent : « Nous te suivrons où tu le voudras. » Et Merlin emmena les messagers dans la maison de sa mère. Il présenta à celle-ci les messagers du roi Vortigern et dit : « Mère, voici des hommes qui ont été chargés, par le roi Vortigern, de me tuer, de prendre mon sang et de l’emporter avec eux. Cela, je le savais depuis longtemps. Mais je sais aussi qu’ils n’en feront rien, car ce sont de braves gens au service d’un mauvais roi. Ce roi a fait construire une tour qui s’écroule sans cesse chaque nuit. Il a réuni des clercs pour voir s’ils pourraient résoudre ce problème, mais ils ont été incapables d’en connaître la cause et, à plus forte raison, d’en préconiser le remède. Mais, en jetant leurs sorts et en interrogeant les esprits de la terre, ils ont appris en revanche mon existence et ont compris que je pouvais leur nuire. Ils se sont donc concertés et ont décidé de me faire mourir. Ils ont affirmé au roi que sa tour ne tiendrait que si l’on mêlait aux fondations le sang d’un enfant dont le père n’était pas de la race des hommes. Cet enfant, c’est moi. Vortigern a été très surpris de ce qu’ils disaient, mais il les a crus et il a envoyé douze messagers à travers l’île de Bretagne pour me retrouver. Mais, selon le conseil des clercs, et pour que je ne pusse point leur nuire, il leur a demandé de me tuer et de ne rapporter que mon sang. Ainsi, les clercs du roi Vortigern se croient protégés alors que ce sont des incapables et des faux prophètes. Les messagers sont donc partis deux par deux. Ces quatre-là se sont rencontrés et m’ont découvert. Comme je savais bien qu’ils me recherchaient, j’ai fait en sorte d’attirer leur attention. Les voici donc devant toi, mère. Demande-leur s’ils ont l’intention de me tuer et d’obéir strictement aux ordres du roi Vortigern. »

Les messagers répondirent d’une seule voix : « Dieu nous garde de faire le moindre mal à cet enfant. Nous préférons nous parjurer et subir les pires châtiments de la part du roi plutôt que de toucher à un seul de ses cheveux. Tout ce que nous demandons, c’est qu’il vienne avec nous et qu’il parle au roi Vortigern. » La mère de Merlin leur demanda alors si tout ce qu’avait dit l’enfant était exact. « Oui, répondirent-ils, mais nous te jurons que nous ne ferons pas le moindre mal à ton fils. » La mère de Merlin se tourna vers son fils : « Disent-ils la vérité ? » demanda-t-elle. « Oui, ma mère, je sais qu’ils sont sincères et qu’ils me conduiront auprès du roi sans toucher à un seul de mes cheveux. Alors, je parlerai devant le roi et lui dirai pourquoi sa tour s’écroule. Ils peuvent avoir confiance en moi autant que j’ai confiance en eux. » La mère de Merlin dit : « Puisqu’il en est ainsi, cher fils, je te donne la permission d’accompagner ces hommes après avoir pris acte de leur serment, et je te recommande à Dieu. Je n’ai pas assez de sagesse pour te garder auprès de moi, et pourtant j’aurais bien voulu que tu grandisses dans cette maison jusqu’au jour où tu aurais pris le chemin de ta destinée. » Merlin lui répondit : « Ma mère, ma destinée a été tracée bien avant ma naissance et même bien avant ma conception. Ne crains rien, ma mère, car tout se passera pour la gloire de Dieu et ton bonheur à toi. Je dois partir avec ces hommes, il ne peut en être autrement. »

Ainsi partit Merlin avec les messagers de Vortigern, après avoir pris congé de sa mère. Au cours de leur chevauchée, Merlin et les messagers traversèrent un jour une ville où se tenait un marché. À la sortie de la ville, ils aperçurent un paysan qui emportait une grande pièce de cuir. Il l’avait achetée pour réparer ses souliers car il voulait aller en pèlerinage. Mais quand Merlin le vit, il se mit à rire. « Pourquoi ris-tu ? » demanda l’un des messagers. Merlin lui répondit : « C’est à cause de ce paysan. Demandez-lui ce qu’il a l’intention de faire avec cette pièce de cuir. Il vous répondra qu’il doit réparer ses souliers dans le but de partir en pèlerinage. Suivez-le donc, et vous verrez qu’il mourra avant d’arriver chez lui. » Les messagers furent très surpris des paroles de l’enfant, mais néanmoins, pour en avoir le cœur net, ils rejoignirent le paysan et lui demandèrent ce qu’il comptait faire de cette pièce de cuir. Il leur répondit qu’il voulait réparer ses souliers afin de partir en pèlerinage. Et en pensant à ce que disait Merlin, ils se disaient : « Cet homme a l’air en excellente santé, et cela nous étonnerait qu’il pût mourir avant d’arriver chez lui. Néanmoins, suivons-le et nous verrons bien si l’enfant a dit la vérité. »

Deux d’entre eux demeurèrent avec Merlin, se reposant sur le bord de la route. Les deux autres suivirent le paysan. Mais ils n’eurent pas fait une demi-lieue qu’ils le virent tomber mort au milieu de la route, sa pièce de cuir enroulée autour de son bras. Après s’être bien assurés qu’il était mort, ils revinrent vers leurs deux compagnons, leur rapportant, ainsi qu’à Merlin, cette étonnante nouvelle. « Ne vous l’avais-je pas dit ? » s’écria Merlin. Et les messagers se dirent entre eux : « Les clercs étaient donc bien fous, ou criminels, pour imaginer que nous allions tuer un enfant aussi sage et aussi habile ! »

Ils continuèrent leur chemin vers les domaines de Vortigern. Un jour, ils passèrent dans une ville où l’on enterrait un enfant. Des hommes et des femmes suivaient le cortège avec de grands cris et de grandes manifestations de douleur. En voyant ainsi ces gens se lamenter et en entendant chanter les prêtres et les clercs qui se hâtaient d’aller enterrer l’enfant, Merlin s’arrêta et se mit à rire. Les messagers lui demandèrent pourquoi il riait ainsi. « Voyez-vous cet homme qui se lamente et, au premier rang, ce prêtre qui chante ? C’est pourtant le prêtre qui devrait se lamenter à la place de l’homme. » Les messagers demandèrent à Merlin : « Mais pourquoi ? Veux-tu nous l’expliquer ? » Merlin se remit à rire, puis il dit : « Voici pourquoi je ris. L’enfant pour lequel ce prêtre chante l’office des morts est son propre fils, mais il ne le sait pas. Quant à l’homme qui pleure, il n’a aucun lien de parenté avec l’enfant, mais il croit que c’est le sien. Je trouve cela très drôle ! » Encore une fois, les messagers furent interloqués : « Mais comment nous en assurer ? » dirent-ils. « C’est facile, dit Merlin, il vous suffit d’aller trouver la femme et de lui demander pourquoi son mari pleure tant. Elle vous répondra que c’est parce que son fils est mort. Alors vous lui direz que ce n’est pas son fils, mais celui du prêtre qui chante. Vous saurez bien alors la vérité. »

Les messagers allèrent trouver la femme et agirent comme l’avait dit Merlin. À la fin, la femme se troubla et leur dit : « Seigneurs, je vois que je ne peux rien vous cacher : tout ce que vous dites est vrai, mais, au nom de Dieu, n’en dites mot à mon mari, car il me tuerait s’il l’apprenait. » Les messagers retournèrent vers Merlin et se dirent entre eux que cet enfant était vraiment extraordinaire : ils n’avaient jamais connu auparavant un tel devin, et leur admiration grandissait de plus en plus envers celui qu’on leur avait ordonné de tuer pour en rapporter le sang.

Ils reprirent leur chemin. Mais avant d’arriver au lieu où se tenait le roi Vortigern, les messagers lui dirent : « Merlin, dis-nous, s’il te plaît, ce que nous devons faire. Nous pouvons évidemment annoncer à notre roi que nous t’avons trouvé, mais nous avons peur qu’il ne soit irrité contre nous parce que nous ne t’avons pas tué. » Merlin voyait bien qu’ils étaient dans un grand embarras. Il leur répondit : « Faites tout ce que je vous dirai et rien ne vous sera reproché, je vous l’assure par Dieu, notre maître à tous. Allez voir le roi Vortigern et dites-lui que vous m’avez trouvé. Mais n’oubliez pas de lui rapporter les preuves que je vous ai données de mes talents de devin. Et vous ajouterez que je me fais fort de lui expliquer comment et pourquoi sa tour ne peut tenir, à la seule condition que les clercs, qui l’ont bien mal conseillé, subissent le traitement qu’ils voulaient me réserver. Allez, parlez sans crainte devant le roi, et agissez ensuite exactement comme il vous l’ordonnera. »

Les messagers se présentèrent donc devant Vortigern et celui-ci fut tout heureux de les revoir. Il leur demanda si la mission qu’il leur avait confiée avait abouti à un résultat. « Nous avons fait de notre mieux », répondirent-ils. Et, le prenant à part, ils lui expliquèrent les circonstances dans lesquelles ils avaient découvert l’enfant né d’un père n’appartenant pas à la race des hommes, et ils prirent bien soin d’ajouter qu’ils ne seraient point parvenus à le ramener si celui-ci n’était pas venu à eux spontanément. « Apprends, ô roi, dirent-ils encore, que cet enfant se nomme Merlin, et que c’est le meilleur devin, le plus sage et le plus efficace que nous puissions connaître. Il nous en a donné de nombreuses preuves pendant notre voyage de retour et nous a dit lui-même quel était l’objet de notre mission sans que nous en ayons parlé à quiconque. Il nous a dit qu’il serait très maladroit de notre part de le tuer et de rapporter seulement son sang pour le mêler au mortier des fondations de ta tour. Il a ajouté que les clercs qui t’ont donné ce conseil ne savent pas comment ni pourquoi cette tour s’écroule, et que ce sont des imposteurs qui ont peur de lui. Il a affirmé que lui seul peut te dire la cause de l’effondrement de cette tour, et qu’il peut te le prouver. Il nous a dit encore bien d’autres choses, toutes plus admirables les unes que les autres, et nous a envoyés vers toi pour savoir si tu voudrais bien lui parler. » Mais les messagers, qui craignaient beaucoup le roi, se hâtèrent de préciser : « Au reste, si tu nous l’ordonnes, nous pouvons encore le tuer, car deux de nos compagnons sont restés pour le garder. »

Vortigern réfléchit quelques instants, puis il parla ainsi : « Puisque cet enfant a dit les choses que vous prétendez, il faut donc que je l’écoute. Il sera toujours temps ensuite de prendre une décision. Et si vous vous portez garants sur votre vie que ce Merlin nous expliquera comment et pourquoi la tour s’écroule, je consens volontiers à ce qu’on ne le tue pas maintenant et à ce qu’on me l’amène pour qu’il me parle en toute franchise. » Les messagers, satisfaits de l’attitude de Vortigern, s’en retournèrent près de Merlin, suivis par le roi lui-même. Lorsqu’il les vit arriver, Merlin se mit à rire et dit : « Seigneurs, vous vous êtes constitués mes garants sur votre propre vie ! »

« C’est exact, répondirent les messagers. Nous avons dû choisir et nous avons préféré risquer nos vies plutôt que de te tuer. » Merlin les rassura en leur disant qu’il saurait bien les protéger. Puis il salua le roi et lui demanda de venir à l’écart pour parler en secret. Alors il lui dit : « Seigneur roi, tu m’as envoyé chercher à cause de cette tour qui ne peut tenir, et tu as ordonné à tes messagers de me tuer et de ramener mon sang. Mais cela, tu l’as fait à l’instigation de tes clercs que tu avais consultés à ce sujet. Ils ont prétendu que la tour ne pouvait pas tenir si l’on ne mélangeait pas le sang d’un enfant sans père avec le mortier. Ils t’ont menti, parce qu’ils savaient que je saurais bien résoudre ton problème et que je représentais un danger pour eux. Tes clercs, roi Vortigern, ne sont bons qu’à passer leur temps en vaines parlotes et leur science ne vaut pas plus qu’un petit caillou dans un torrent. Or, si tu me jures que tu réserveras aux clercs le traitement qu’ils voulaient me faire subir, je te montrerai comment et pourquoi ta tour ne tient pas et je t’indiquerai, si tu le désires, le moyen d’y remédier. »

« Si tu me montres ce à quoi tu t’engages, je ferai des clercs ce que tu voudras », répondit Vortigern. Et Merlin reprit : « Si je mens aussi peu que ce soit, retire-moi ta confiance à tout jamais. Fais venir les clercs auprès de la tour, et c’est devant eux que je t’expliquerai ce mystère. » Le roi conduisit Merlin près de la tour. Quand il vit les clercs, Merlin se mit à rire et, par l’intermédiaire d’un des messagers, leur fit demander pourquoi, à leur avis, la tour ne pouvait pas tenir. Ils répondirent : « Nous n’en savons rien, mais nous avons indiqué au roi dans quelles conditions elle pourrait tenir. » Le roi intervint alors : « Ce sont des conditions bien étonnantes, en vérité, puisque vous m’avez demandé de trouver un enfant dont le père n’est pas de la race des hommes. Or, je ne sais pas comment on pourrait trouver un tel enfant. »

Merlin s’avança vers les clercs et leur dit : « Seigneurs, c’est prendre le roi pour un fou que de lui faire accomplir une telle démarche alors que vous avez tout simplement peur de mourir à cause de cet enfant ! C’est ainsi que vous avez cru possible de vous débarrasser de cet être qui doit causer votre mort ! » En entendant l’enfant s’exprimer ainsi, les clercs furent remplis d’épouvante et comprirent qu’ils ne pourraient plus échapper à leur sort. Merlin dit alors au roi : « Je vais maintenant te révéler le mystère de cette tour. Sais-tu qu’il y a sous cette tour une grande nappe d’eau et, par-dessous, deux dragons aveugles, l’un blanc, l’autre rouge, sur lesquels pèsent deux grosses pierres ? Ils sont tous les deux très grands et très forts et chacun d’eux connaît bien l’existence de l’autre. Or, quand on construit la tour, le poids de l’eau et de la terre devient de plus en plus intolérable : les deux dragons bougent, et c’est pourquoi ta tour ne peut que s’écrouler. Fais donc examiner le sol, en dessous de cet endroit, et si je ne t’ai pas dit exactement la vérité, tu pourras me faire tuer. Mais si, en revanche, j’ai dit la vérité, accorde la liberté aux messagers qui sont mes garants et ordonne qu’on mette en accusation les clercs qui ne savaient rien de tout cela. »

Vortigern se hâta de faire venir des ouvriers et leur ordonna de commencer immédiatement leurs travaux de fouille et de déblaiement. L’entreprise parut tout à fait insensée aux gens du royaume, mais personne n’osa dire quoi que ce fût contre la volonté du roi. Merlin, de son côté, ordonna qu’on mît les clercs sous bonne garde. Les ouvriers creusèrent donc activement et finirent par atteindre la nappe d’eau. Ils appelèrent Vortigern pour lui montrer ce qu’ils venaient de découvrir. Le roi en fut très joyeux, mais il dit à Merlin : « Voici qui est bien, mais comment peut-on faire pour enlever cette eau et creuser par en dessous ? » Merlin répondit : « C’est facile : il suffit de drainer l’eau à travers les champs dans des canaux très profonds. » Les travaux continuèrent donc. L’eau fut évacuée par des canaux et l’on creusa sous l’emplacement du lac. Et pendant que ce travail s’accomplissait, Merlin demanda à Vortigern de faire venir les gens importants du royaume pour qu’ils pussent être témoins de ce qui se passerait : « Car, dit-il, dès que l’on aura découvert les dragons, chacun prendra conscience de la présence de l’autre. Ils se réveilleront alors de leur torpeur, ils se combattront immédiatement et s’entre-tueront. Et il faut que chacun puisse voir cette bataille, car elle est lourde de signification. »

Le peuple, pendant ce temps-là, s’était réuni, et les nobles du royaume étaient venus près du roi. Les ouvriers dégagèrent les pierres et les retirèrent. Alors apparurent les deux dragons, si grands, si monstrueux et si hideux que tous en reculèrent d’horreur. Le dragon rouge paraissait encore plus hideux et plus puissant que le blanc, et Vortigern eut l’impression que ce serait lui le vainqueur. « Tu peux constater que j’ai dit la vérité, dit Merlin au roi. Maintenant, tu dois libérer les messagers qui sont mes garants. » Vortigern ordonna donc que les messagers fussent libérés.

Cependant, les deux dragons s’étaient réveillés. Ils se virent si près l’un de l’autre qu’ils se mirent immédiatement en fureur. Ils se ruèrent l’un sur l’autre, et jamais, de mémoire d’homme, on ne vit plus extraordinaire et plus terrifiante bataille entre deux bêtes : elles se battirent avec violence et férocité pendant une journée et une nuit, et, le lendemain, vers l’heure du midi, le combat atteignit son paroxysme. La plupart des spectateurs étaient persuadés que le dragon rouge allait tuer le blanc, mais tout à coup du feu jaillit des narines et de la gueule du blanc, et ce feu vint brûler le dragon rouge. Et quand le dragon rouge fut mort, le blanc se retira à l’écart et se coucha pour mourir à son tour. « Voilà qui est fait, déclara Merlin à Vortigern, et tu peux maintenant construire ici une tour aussi haute et puissante que tu voudras, elle ne s’écroulera jamais plus. »

Vortigern convoqua alors les charpentiers et les maçons et leur commanda de reprendre les travaux afin de construire la tour la plus grande et la plus solide possible. Puis il prit Merlin à part et lui demanda ce que signifiaient les deux dragons et comment le blanc, qui paraissait le plus faible, avait pu tuer le rouge qui avait pourtant eu si longtemps l’avantage. Merlin lui répondit : « Ce qui est ici signifié concerne aussi bien le passé que l’avenir. Si tu me donnais ta parole de ne me faire aucun mal, je consentirais à t’expliquer tout ce que cela signifie, et cela devant les membres les plus respectables de ton conseil. » Vortigern donna sa parole qu’il ne ferait aucun mal à Merlin et qu’il ne permettrait pas que quiconque lui en fit. Il convoqua ses conseillers, parmi lesquels se trouvaient les clercs qui avaient voulu faire mourir l’enfant sans père. Et c’est à eux que s’adressa Merlin : « Seigneurs, vous êtes bien fous de vouloir vous mêler d’astrologie alors que vous n’êtes ni assez vertueux ni assez justes pour avoir accès à cette science. C’est parce que vous êtes remplis de vices et de turpitudes que vous avez échoué dans vos entreprises. Votre science imparfaite ne vous a pas permis de lire dans les astres ce que Vortigern vous demandait, car vous n’en étiez pas dignes. Mais, par contre, il vous a été plus facile de voir que j’étais né. Mais je sais qui vous a révélé cela : c’est l’Ennemi, dans sa fureur de m’avoir perdu et qui espérait bien qu’ainsi je disparaîtrais. Il aurait bien aimé que je fusse tué. Mais j’ai un maître qui sait me préserver de toutes les ruses du diable, du diable dont je ferai éclater l’imposture. Et je ne chercherai en aucune manière à vous faire mourir, vous qui êtes pourtant indignes, si vous me promettez de faire ce que je vous demanderai. »

En entendant ces paroles, les clercs furent bien soulagés. Ils avaient maintenant l’espoir d’échapper à la mort. Ils répondirent : « Merlin, nous ferons tout ce que tu nous demanderas, si c’est en notre pouvoir, car nous comprenons bien maintenant que tu es l’être le plus sage que nous ayons connu. » Et Merlin dit : « Alors, renoncez à pratiquer votre art, allez confesser que vous vous y êtes adonnés, et soumettez-vous à une pénitence telle que vos âmes ne puissent être damnées. Si vous vous engagez à cela, je vous laisserai partir. » Les clercs le remercièrent et lui promirent de faire tout ce qu’il avait demandé. Cependant, Vortigern et ses conseillers pressèrent Merlin de révéler ce que signifiaient les dragons et leur étrange combat. « Vortigern, dit brusquement Merlin, le dragon rouge, c’est toi, et le dragon blanc, ce sont les fils de Constantin. »

Cette réponse plongea Vortigern dans la honte et la terreur. Merlin, qui s’était aperçu de son trouble, lui dit encore : « Vortigern, si tu le souhaites, je m’arrête ici, mais je te prie de ne pas m’en vouloir. Il ne tient qu’à toi de connaître ou de ne pas connaître l’entière signification des merveilles qui ont été vues ici. » Vortigern s’était ressaisi : « Merlin, tous ces hommes font partie de mon conseil. Je désire que tu ailles jusqu’au bout et que tu nous révèles toute la vérité, même si elle est désagréable à entendre. Et je m’engage à ne te faire aucun mal, quoi que tu dises. »

« Voilà de sages paroles, dit Merlin, et je vais donc dévoiler ce mystère. Le dragon rouge, Vortigern, c’est donc toi-même. Comme tu le sais, les fils de Constantin étaient très jeunes à la mort de leur père. Seul Constant était presque adulte, mais il était moine, et c’est lui qui fut choisi comme roi. Mais tu as profité de sa jeunesse et de son inexpérience. Si tu t’étais comporté en loyal parent, tu l’aurais aidé le mieux possible. Mais ton ambition était telle que tu voulais pour toi seul la couronne et la gloire, et aussi la richesse. Car, tu le sais bien, tu as prélevé tout ce que tu as pu sur les terres de tes neveux, les dépouillant ainsi d’une partie de leur héritage. Et cela ne te suffisait pas, tu en voulais encore davantage. Il te fallait en effet beaucoup d’or et de richesses pour t’attacher la fidélité des hommes de ce royaume. Lorsque tu as compris que tu y étais parvenu, tu t’es retiré des affaires, en souhaitant que, les choses allant très mal du fait de l’inexpérience de Constant, les hommes du royaume te supplieraient de prendre leur tête. Ils sont venus vers toi pour se plaindre du roi Constant, qu’ils jugeaient incapable d’assumer sa fonction. Mais au lieu de promettre tes conseils au jeune roi, tu as préféré répondre avec perfidie que tu ne pouvais commander tant que vivrait le roi Constant. C’est ainsi que tu as trahi ta parole. Ceux qui avaient entendu tes propos comprirent que tu leur demandais de tuer le roi Constant : et c’est ce qu’ils ont fait. Heureusement, les deux jeunes frères de Constant, Emrys et Uther, confiés à des gens honnêtes, sont partis en exil, bien à l’abri de tes poursuites. Et tu es devenu roi parce que personne ne pouvait commander ce royaume mieux que toi. Mais tu n’es qu’un usurpateur, et tu le sais fort bien. Et quand ceux qui avaient tué le roi Constant sont venus te demander le prix de leurs services, tu les as fait tuer pour faire croire que tu vengeais l’assassinat de ton neveu. Ce n’était là que faux-semblant, et peu à peu les hommes de ce royaume ont compris qui tu étais en réalité. Tu as des ennemis, Vortigern, beaucoup d’ennemis attachés à ta perte. C’est pourquoi tu fais construire cette tour pour te protéger, mais sache bien que la tour ne peut te protéger tant que toi-même tu t’y refuses. »

Vortigern avait écouté sans broncher le discours de Merlin. Il savait que celui-ci disait toute la vérité et que Merlin avait le pouvoir de fouiller au fond de son âme pour en dévoiler les moindres secrets. Cependant, il dit à Merlin : « Tu es l’être le plus sage du monde, Merlin. Mais je te prie de m’indiquer comment je pourrais me protéger et, si tu consens à me le révéler, de quelle mort je mourrai. » Merlin lui répondit : « Tu le veux vraiment ? » Vortigern, de plus en plus troublé, lui affirma qu’il le voulait.

Merlin reprit ainsi son discours : « Le dragon rouge, qui était fort et agressif, c’est toi, avec ton orgueil, ta puissance et tes mauvaises intentions. L’autre dragon, qui était blanc, ce sont les deux jeunes frères du roi Constant, qui sont en exil à cause de toi. Mais le jour viendra où ils reviendront pour réclamer leur héritage et pourchasser le tyran que tu es. Si le dragon blanc a fini par brûler et tuer le dragon rouge, c’est que les frères de Constant, Emrys et Uther, te pourchasseront jusqu’à ce que tu meures dans les flammes. Et ne t’imagine pas que tu pourras, grâce à ta tour, échapper à ton destin, car cela est écrit de toute éternité. »

Plus Merlin parlait, plus Vortigern était saisi par l’angoisse. Il ne pouvait plus douter des paroles de Merlin, car celui-ci avait déjà donné de nombreuses preuves de ses connaissances. Ses conseillers se taisaient, sachant bien, eux aussi, que les événements s’étaient ainsi déroulés, et qu’ils en avaient été non seulement les témoins, mais les acteurs. Finalement, Vortigern se décida à demander à Merlin : « Merlin, Merlin, dis-moi encore : les deux enfants, ces frères de Constant, où sont-ils actuellement ? » Merlin se mit à marcher de long en large, puis il dit : « Ce ne sont plus des enfants, à présent, Vortigern. Ce sont des adultes, et ils ont pleinement conscience de leurs droits, pleinement conscience du tort que tu leur as causé, ainsi qu’à tout le royaume de Bretagne. Ils disent à juste titre que tu es un usurpateur et un traître à ton pays, car c’est toi qui, le premier, as fait venir dans cette île les Saxons et as conclu un traité d’alliance avec eux. Ils répètent partout que tu as tué leur frère Constant parce que celui-ci t’empêchait d’accéder à la royauté et qu’ils entreprendront contre toi tout ce qu’ils pourront entreprendre afin de restaurer la dignité et la justice dans ce royaume. » Vortigern était de plus en plus atterré. « Mais, dit-il encore, n’y a-t-il pas un moyen d’empêcher tout cela ? » Merlin se mit à rire et dit : « Il n’y a rien à faire. Rien ne saurait empêcher que tu ne sois brûlé par les frères de Constant, exactement comme le dragon rouge, longtemps le grand triomphateur, a été brûlé et tué par le dragon blanc. »

Tous les assistants demeuraient figés, tant la voix de Merlin leur apparaissait comme celle d’un dieu qui s’adressait à eux à travers la lumière du soleil. Alors Merlin se mit en transe, les yeux grands ouverts sur le ciel. Et voici ce qu’il dit à Vortigern et à tous les sages de Bretagne rassemblés autour du roi :

« Malheur au dragon rouge, car le jour de sa défaite approche ! Sa caverne sera occupée par le dragon blanc. Les montagnes seront rasées au niveau des vallées et les vallées seront ruisselantes de sang. Ce sera le triomphe du Loup des Eaux. Alors se lèveront les vents du nord, et les fleurs que le zéphyr faisait pousser périront de froid. Les sanctuaires s’écrouleront sur leur base et les combats à l’épée ne cesseront point. Malheur au dragon rouge ! car il a présumé de ses forces, et ce sera le dragon blanc qui le tuera, le livrant aux flammes de l’enfer et détruisant tout ce qui appartenait aux temps anciens ! En ces jours de colère, on tirera de l’or du lys et des orties, et l’on trouvera de l’argent dans le sabot des bêtes mugissantes. Il y aura la paix sur toute cette île, parce qu’un homme surgi du plus profond d’une vallée viendra réveiller le courage et la ténacité de chacun. Il sera le lion de justice et ses rugissements feront trembler les forteresses de cette île et celles qui se trouvent de l’autre côté de la mer. Mais alors, les femmes prendront une démarche de serpent et tout, dans leur attitude, dénotera l’orgueil et la démesure. La débauche s’emparera de tous et l’humanité ne cessera de forniquer pour la plus grande gloire de l’Ennemi. Un sanglier surgira des forêts et rabattra les troupeaux sur les pâturages désertés depuis de longues années. Sa poitrine nourrira les affamés, et de sa bouche sortiront des fleuves qui abreuveront les assoiffés. Puis, sur la tour de Londres, naîtra un bel arbre à trois branches qui couvrira l’île tout entière de son feuillage. Mais il viendra un vent de tempête et de malheur qui arrachera la troisième branche. Des deux autres, une seule subsistera, en étouffant la seconde par la multitude de ses feuilles. Elle accueillera les oiseaux des pays étrangers qui se répandront partout du sommet des montagnes jusqu’au plus profond des vallées. Mais elle paraîtra si nocive aux oiseaux de ce pays que bien grande sera la crainte de son ombre.

C’est alors que viendra l’âne de l’iniquité. Il sera un orfèvre des plus habiles, mais il sera trop indolent parmi les loups avides qui se répandront partout. En ce temps-là, les chênes brûleront pendant sept mois, et de leurs glands, naîtront des tilleuls. La Severn se jettera dans la mer par sept bras et le fleuve Wysg bouillonnera pendant sept mois. Les poissons mourront de chaleur, et d’eux naîtront des serpents. Les bains de Bath refroidiront et leurs eaux autrefois salubres déverseront des poisons mortels. De la ville des bois de Canut surgira une jeune fille qui arrêtera le fléau. Elle desséchera de son souffle les forces du mal. Ensuite, après s’être guérie elle-même dans une eau salutaire, elle portera de sa main droite la forêt de Kelyddon[52] et, de sa main gauche, les remparts de Carlisle. Sous ses pas s’élèveront des vapeurs de soufre et des flammes gigantesques. La jeune fille versera d’abondantes larmes et remplira toute l’île de ses épouvantables clameurs, et elle sera tuée par un cerf à dix cors dont quatre porteront des diadèmes.

Ensuite, des bois de Calathyr surgira un héron qui survolera l’île pendant deux ans. Par ses sombres clameurs, il rassemblera une grande troupe d’oiseaux de toutes sortes. Une grande famine s’ensuivra et la famine amènera une terrible mortalité. Et lorsque ces calamités auront cessé, le détestable oiseau ira vers la vallée de Galabes et s’élèvera jusqu’au plus haut des monts. Au sommet, il bâtira un nid parmi les feuilles d’un chêne qu’il aura planté. Il pondra trois œufs dans son nid, et de ses œufs naîtront un renard, un loup et un ours. Le renard dévorera sa mère et prendra une tête d’âne. Le sanglier fera appel au loup et à l’ours[53] pour qu’ils lui retrouvent ses membres épars : ils feront alliance et promettront de lui apporter deux pattes du renard, ses deux oreilles et sa queue. Alors le renard descendra des montagnes et se changera en loup. Il s’approchera du sanglier comme pour lui parler et le dévorera en entier. Ensuite, il se transformera en sanglier boiteux, et quand les autres arriveront, il les tuera d’un coup de dent et se couronnera de la tête du lion.

Alors un homme plongera la tête du lion dans un grand bassin de vin et l’éclat de l’or aveuglera ses yeux. L’argent blanchira par cercles et tous les pressoirs se mettront en mouvement. Les hommes s’enivreront de vin nouveau et oublieront le ciel pour la terre. Les astres se détourneront d’eux et brouilleront leur course, les moissons se dessécheront et l’eau disparaîtra de la surface de la terre tandis que les rameaux se changeront en racines et les racines en rameaux. Les douze demeures des planètes gémiront de se voir ainsi abandonnées par leurs habitants et le choc des rayons de lumière venu de très haut soulèvera les eaux de la mer, des fleuves et des lacs : ainsi resurgira la poussière des temps anciens et les vents se heurteront si violemment que leur vacarme ira se perdre dans les astres…[54] »

Ayant ainsi prophétisé sur le devenir du monde, Merlin se retira sans que personne n’intervînt pour lui poser d’autres questions. D’ailleurs, aucun de ceux qui assistaient à cette étrange audience ne comprit ce que l’enfant avait voulu signifier, et aucun d’entre eux ne vit la direction dans laquelle il s’engageait. Mais l’histoire raconte que Merlin s’en alla rejoindre l’ermite Blaise, au plus profond de la forêt de Kelyddon, et qu’il dicta au prêtre le récit des événements qui étaient advenus au royaume de Bretagne[55].